marches à suivre

Marche ou rêve.

Avant, je marchais…
Je marchais dans le Mercantour, je marchais dans la Gordolasque, je marchais au long de la Baie des Anges, je marchais dans Nice. Aujourd’hui, je cours. Pas en petites foulées, non. Pas en mode footing ou trail. Du matin au soir, je cours au rythme d’une to do list quotidienne devenue puits sans fond. Avant, j’écrivais même. Oh, pas beaucoup ! Mais un peu tout de même. Sur ce blog, par exemple. Et puis voilà, avec cette course quotidienne, même cette démarche m’est devenue quasi inaccessible. Il s’en est fallu de peu, à la rentrée dernière, que j’annonce la fermeture officielle de cette publication, pourtant guettée chaque jour par des centaines de milliers de lecteurs all over the world (méthode Coué). Et pourtant. Des pages entières s’écrivent la nuit dans ma tête. Les yeux ouverts. Et il faut bien dormir la nuit. Même les yeux ouverts en pensant à ce père de famille Rohingyas pleurant devant caméra la disparition de son fils dans leur fuite à travers la forêt. Mon cœur de père complètement vrillé à en faire mal physiquement. Oui, des pages entières. Mais rien à faire, avec l’actuel tourbillon d’ma vie, ça ne marche nulle part. Ni sur les sentiers GR, si sur les carnets à spirales.

Une riposte s’est déjà mise « en marche » en moi. Oui, de l’intérieur. Je la sens monter progressivement. De façon lointaine certes, mais de façon certaine. Il en va de la survie de l’état. De l’état d’être. Et les contraintes du PIB familial et de son déficit pas public ne suffiront pas à endiguer ce mouvement. Les ajustements structurels sont en cours. Ce sera juste un peu long au regard de mon impatience à renouer avec le luxe suprême des heures oisives. Alors, comme « ça ne marche pas », j’ai provisoirement placé mes pas dans ceux des écrivains qui marchent. Je veux dire ceux qui marchent avec leurs pieds comme avec leurs mots. Après avoir suivi Sylvain Tesson « Sur les chemins noirs » (Gallimard, octobre 2016), je déambule en ce moment au rythme des pérégrinations de Sandra Mathieu dans les Préalpes d’Azur, au gré de ses « Ermitages d’un Jour » (Éditions Transboréal, juin 2017). Du reste, le premier est un écrivain qui marche aussi très bien dans les classements des ventes. La seconde est une auteure bien moins médiatique. Mais sa plume marche plus que bien à l’aune du vécu et de l’amour du verbe : rythmée, percutante, suggestive. Sans lourdeurs excessives tel le sac d’un randonneur averti. Pétrie de profondeur telle l’âme du chemineau aguerri.

Avant de vous donner rendez-vous au prochain bivouac textuel de ce blog, j’avais juste envie de vous faire partager ce petit ermitage du jour.
Portez-vous bien. Ecoutez-vous bien. Au plus profond.
Il n’y a que ça qui marche…

 

SOUS LE CIEL BLEU ET VENTÉ, LE SILENCE – col de la Sine, Gros Pounch (Cipières)

Avec l’envie de voir si mes premières impressions étaient fondées, je retourne au col de la Sine. Au lieu de rester dans la vallée encaissée percée par la ligne à haute tension et où filent encore quelques corbeaux, je monte en travers, derrière la première bergerie en ruine. Je ne retrouve pas la piste et me perds avec plaisir parmi les vestiges divers, les enclos, les abris, et finis par m’allonger sur une des restanques qui s’étalent à perte de vue. Je suis sur le dos du Gros Pounch et réfléchis à l’origine de ce toponyme étrange et amusant. D’ici, on observe aussi l’impressionnant castellaras de Thorenc qui domine le paysage tel un temple dressé en l’honneur de l’immensité alentour. Je repère le petit oppidum d’Andon depuis lequel j’observais l’endroit où je me trouve : la boucle est bouclée. L’étrange manie de faire des liens se manifeste comme malgré moi. Au bout d’une heure, je reviens sur ma route en suivant l’arête nord et en laissant derrière moi la masse rocheuse et aride du Cheiron. Pas de biches, ni de chevreuils ou de cerfs aujourd’hui. Aucune rencontre magnétique ou inquiétante. Depuis la vallée du Loup en contrebas, des bruits me parviennent et quelques aboiements m’assurent que je ne suis pas seule. N’osant pas revenir par le terrain servant de base ULM jusqu’à la Pinée, je fais un détour dans l’ombre et le froid, sous le ciel bleu et venté, les mains gelées pour la première fois depuis des mois.

J’aimerais retourner ici pour progresser à deux dans une randonnée silencieuse. Sans m’y être préparée, l’expérience m’avait paru facile et fructueuse. Dans le trajet qui nous avait conduit sur notre lieu de départ, cette envie spontanée s’était imposée sans que nous ayons convenu d’un code de communication pour les heures à venir. Les observations, la joie procurée par le spectacle, les choix à faire aux intersections, tout cela se mime sans difficulté. Nous pouvions aussi communiquer par des signes qu’il fallait inventer dans l’instant, écrire des mots dans la paume de la main pour identifier un arbre. Ces tentatives enfantines nous amusèrent. Les discussions que nous évitions n’avaient finalement rien à voir ni avec l’environnement ni avec ce que nous ressentions dans la nature. Ce vœu de silence ponctuel nous préservait même des frictions inévitables quand les sujets de débat s’imposent sans que nous puissions les chasser. Tous les bruits, tous ces instantanés magnifiés par notre intérêt, les odeurs de lichen, d’humidité, celle de la pierre, cela avait un sens. Il arriva un moment où même le bruit de nos pas nous sembla de trop. Sa régularité brouillait la pleine conscience qui s’ajoutait au simple fait d’être. Seule la chienne parut étonnée de notre silence monastique. Inquiète, elle nous observait régulièrement pour savoir ce qui se tramait dans cette absence de paroles, et pour comprendre ce qui était à l’origine de cette ambiance de demi-deuil. Il fallut faire cesser le jeu en croisant des marcheurs qui nous posèrent des questions sur le chemin : nous ne pouvions pas conserver ce handicap sans en être gênés. La chienne se fit remettre en laisse sans aucune opposition, m’évitant les cris de rappel, les menaces et les promesses habituellement formulées. Après ces instants de grâce, il nous fut difficile de redonner de la voix. Certainement était-il envisageable de surmonter sa sauvagerie par le silence. Il serait possible d’organiser des marches collectives et de sentir une communion renforcée par cette règle. Des solutions existaient pour partager, sans rien négliger ni personne. Mais il fallait vouloir imposer ses dogmes aux autres. (page 79)

ultime émoi Président

hollandenoncandidature

Président… de quelles destinées ?

(…) Xénophon avait fait de son Économique un manuel du commandement, maquillé en bréviaire agronomique. Vous vouliez le pouvoir ? Vous n’aviez qu’à cultiver une terre ! A six heures du soir, je m’assis au bord du talus qui surplombait l’Aygues et regardai la vallée. Des bâtisses du XVIIIe siècle s’enchâssaient dans un damier de vignes. Les cyprès tenaient leur garde noire devant les murs de galets.
Les propriétaires de ces domaines disposaient d’un pouvoir plus effectif que le président de la République.
Les premiers présidaient aux destinées concrètes d’un petit royaume. Le second, responsable des masses, lançait des vœux abstraits, censés orienter le cours d’une machine plus puissante que lui : l’Histoire. Le pouvoir d’un président consistait à se faufiler dans le labyrinthe des empêchements.
Un propriétaire terrien pouvait défendre comme il l’entendait sa forêt d’une attaque de xylophages. Le chef de l’État, lui, se voyait reprocher d’employer des mesures extrêmes quand le pays se trouvait menacé.
En matière de gouvernement, la modestie d’une ambition assurait son accomplissement. La limite de l’exercice du pouvoir garantissait son efficacité. Et l’efficacité était la substance du pouvoir. « Je veux tout ignorer de mon impuissance », disait le président. « Mon domaine est mon royaume », répondait le propriétaire. « Je veux ce que je ne peux », bégayait le chef de l’exécutif. « Je ne peux que ce que je connais », murmurait le maître des lieux.
Et pendant que l’un s’occupait de conduire ses récoltes et ses bêtes ; l’autre s’illusionnait de régir l’inaccessible, de peser sur l’irrépressible.
Récemment, le chef de l’État s’était piqué d’infléchir le climat mondial quand il n’était pas même capable de protéger sa faune d’abeilles et de papillons (Fabre en aurait pleuré).
Comme les rois déments des contes allemands, coiffés d’un chapeau à grelots, abusés par les magiciens, les chefs des États globalisés erraient en leurs palais, persuadés que leurs moulinets de bras redessineraient l’architecture des sociétés hypertrophiées aux commandes desquelles ils étaient arrivés par la grâce des calculs et se maintenaient par la vertu des renoncements. La politique d’État était l’art d’exprimer ses intentions. L’Économique du domaine agricole, celui d’incarner des idées dans un espace réduit. C’était la leçon de Xénophon.
N’ayant pas de domaine, je tentais d’être souverain de moi-même en marchant sur les chemins. J’évitais le goudron, dormais parfois dehors. C’était là ce que je pouvais. (…)

Sylvain Tesson, Sur les chemins noirs, Gallimard, septembre 2016