sobriété

Ken-Wanatabe

RIP Amie

Sobriété.

Premier mot qui me vient alors que je me décide enfin à reprendre la plume après ce 14 juillet de l’horreur à Nice.

Sobriété heureuse quand il s’agit de consommation.

Sobriété digne dès lors qu’il est question d’émotion.

On ne parle pas assez de la sobriété des sentiments.

On ne peut pas reprocher aux gens de perdre leur sang-froid au cœur des drames. Même si les mouvements de foule sont parfois plus dévastateurs que la cause même de ces drames (drame du Heysel).

Mais savoir tenir ses émotions après la tragédie est non seulement possible mais souhaitable.

Mais nous sommes malheureusement terriblement prévisibles. Car nous avons la mémoire courte. Alors que Charlie, c’était hier…

Sobriété ?

De la sobriété des médias, il n’est que trop peu question. Ce journaliste de BFM TV dès potron-minet sur la Promenade des Anglais, mobilisant toutes ses ressources théâtrales pour nous communiquer « l’horreur », « l’indicible ». Molière de la révélation théâtrale en ce qui me concerne, grâce à ce magnifique duo avec Bourdin.

De la sobriété des politiques, nous aurions pu espérer quelque expression. Nous avons très vite eu droit à une joute fort peu digne autour du mieux-disant sécuritaire. Et toujours cette mémoire de poisson rouge. Christian Estrosi, interpellant l’Etat quant à sa négligence, a passé à la trappe ces mots qu’il a prononcé au lendemain de l’attentat de Charlie : «  Si Paris avait été équipé du même matériel que nous, les frères Kouachi n’auraient pas passé trois carrefours sans être repérés. »

Sobriété des réactions du gouvernement, il ne fallait vraisemblablement pas trop y compter. Alors, c’est reparti pour l’Etat d’urgence, si utile en effet. Et puisque l’on ne supporte pas de ne pas contrôler, puisque l’on n’accepte pas l’échec, alors on décrète. Tout et n’importe quoi. L’on convoque désormais les réservistes. En 1987, j’étais Chasseur Alpin au 7ème BCA de Bourg-Saint-Maurice. Je démontais et remontais des FAMAS plus vite qu’il n’en faut pour fumer une cigarette. Je serais certainement très utile à palper le chaland à l’entrée des galeries farfouillettes .

Sobriété des forces de l’ordre, cela ne tombe malheureusement pas sous le sens. Tout à l’heure, sur la Place Masséna, où l’on n’a jamais vu autant d’uniformes au mètre carré, une camionnette arrêtée par quatre policiers. Un livreur qui a dû oublier qu’il circulait sur un champ de tir. Quatre policiers surexcités invectivent celui-ci. Il est d’origine maghrébine. 25 ans environ. Mais cela est un hasard, bien sûr. L’un d’eux commence à mettre son visage très près de celui du chauffeur. On jurerait qu’il va lui mettre un coup de boule. Je suis obligé d’intervenir : « De quel droit vous autorisez-vous à parler ainsi aux gens ? » On me dit de me mêler de ce qui me regarde. Je leur dis que cela me regarde précisément, et que les citoyens conservent en toute circonstance un œil vigilant sur les petits teigneux en uniforme qui jouent aux héros après la bataille. Ils se calment un peu du coup. Mais ça doit jouer aux gros méchants un peu partout en ce moment. Fondamentaux de l’éthologie : se gonfler, cracher, grimacer de façon proportionnelle à sa peur. Et pour le sapiens : à son inefficacité.

Sobriété des citoyens également perfectible. Alors que la propriétaire du restaurant niçois « Le Grand Balcon » fait l’objet d’un lynchage en règle sur les réseaux sociaux soi-disant pour ne pas avoir ouvert sa porte à une maman. Son restaurant était plein à craquer. Lamentable.

Agitation superflue, mesures d’une abyssale inutilité, hystérie toxique.

Les vautours des médias, les requins politiques, les gorilles en uniforme, les corbeaux du web. L’Homme reste un animal très prévisible.

Sobriété.

Même ce pauvre blog s’est soudain départi de tout intérêt littéraire. Probablement l’un des plus mauvais post de votre serviteur, qui a même perdu provisoirement la saveur de l’écrit.

Car j’ai déboulé le 14 juillet dernier sur la Promenade des Anglais au volant de ma voiture vers 22h50. Car je ne comprenais plus rien de ce qui se présentait soudain sous mes yeux : les corps ensanglantés jonchant le sol, les vélos explosés, les gens hurlant… La guerre sur notre Prom.

Car un de mes amis et collaborateurs proches, Thierry V. et sa femme Anne, ont perdu leur fille de 12 ans dans cette tragédie.

Nous exerçons lui et moi le même métier.

Professionnels du verbe, artistes du feuillet, experts de la formule qui fait mouche, amateurs inconditionnels de punchline.

Mais là, mon cœur saigne trop en pensant à Amie, si jolie et douce jeune fille qui commençait à prendre un peu son envol. Cette année, la sortie du 14 juillet, c’était donc cette fois entre copines sur la Prom…

Il n’y aura pas de jolies phrases dans ce texte, désolé.

Mon cœur saigne,

Les larmes roulent sans prévenir.
Je pleure en silence dans ma cuisine, devant mon bol de café.
Je pleure en silence dans ma voiture.
Je ne réponds qu’avec beaucoup de retard et parcimonie aux sms, aux mails, aux messages téléphoniques, aux sollicitations d’autres journalistes qui aimeraient peut-être faire un papier sur cette « histoire » qui nous touche chez Ressources.

Sur la piétonne de Nice, au milieu des sirènes, des gyrophares, des klaxons, des cris, de l’énervement et du stress stupides, au milieu des Famas, des uniformes, de l’excitation généralisée, de l’hypervigilance tardive… je choisis la sobriété.

Et cette sobriété est inversement proportionnelle à la douleur qui brûle mon cœur et à la rage qui allume par intermittence mes yeux.

Je choisis la sobriété.

Thierry, tu es un mec que je classe précisément parmi les sobres.
Cela te fera sourire bien sûr, alors que ton premier roman s’appelle « Dans l’alcool ».
Thierry, j’aime ta classe naturelle, ton flegme aristocratique, ta réserve instinctive. Nous partageons peut-être toi et moi cette propension à la pudeur.

A toi, Anne et Laurette, je dédie ce petit texte maladroit.

Avec Anne et toi, nous partageons aussi les valeurs de l’Aïkido. Qui sont à mon sens, au moins celles des guerriers pacifiques. Car être pacifique, et même pacifiste, ne signifie nullement renoncer au combat. Lanza Del Vasto aimait à le rappeler souvent.

Ainsi, malgré la petite ménagerie que je cite un peu plus haut, je crois, pour reprendre à mon compte un petit sms reçu de notre rédac chef Aurélie, très sobre lui également, que notre humanité, notre amour inconditionnel les uns pour les autres, est effectivement notre principale arme de reconstruction massive.

Sur la voie rapide, sur l’autoroute, en plein centre-ville… Partout sur les écrans de l’agglomération niçoise s’affiche la devise républicaine fondatrice : Liberté, Égalité, Fraternité.

S’il m’était possible d’accéder au clavier du central qui commande cet affichage numérique, je taperais, plus vite qu’il n’en faut pour charger un Famas, ces trois mots :

Sobriété, Amitié, Humanité

Thierry, je pense à vous trois chaque heure qui passe sous ce soleil trompeur.

Repose en Paix Amie.

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Publié par

stephanerobinson

French journalist and copywriter living in Nice (France).

10 réflexions au sujet de “sobriété”

  1. Ton billet est très émouvant et je me joins à ta tristesse. Parfois, les mots ne suffisent plus à exprimer le désarroi et l’incompréhension face à la haine et le seul rempart est l’amour. Comme tu le dis si bien, « notre principale arme de reconstruction massive. » J’ai de la peine pour cette petite fille et pout tous ceux victime de la haine aveugle de ceux qui ont oublié ce qu’aimer veut dire. Je les plains. Bonne semaine à toi.

    1. Merci beaucoup chère Gaïa pour ton commentaire et pour ces pensées de soutien. Nous sortons des obsèques le coeur un peu lourd mais, plus important, le coeur aussi rasséréné par l’humanité qui se dégageait de cette cérémonie. Les parents d’Amie sont des gens vraiment exceptionnels. Ils sont un exemple de noblesse d’âme et de courage. Tâchons d’être heureux. Bon dimanche à toi.

      1. Merci beaucoup. Désolée pour le retard dans ma réponse, j’étais absente. Oui, tâchons d’être heureux et de ne pas oublier ceux qui tombent sous les coups de la folie des hommes qui oublient leur part d’humanité. Bon dimanche à toi aussi.

  2. J’aime les mots et plus que tout, j’aime les assembler. Pourtant, depuis ce 14 juillet, aucun ne me semblait approprié… avant d’avoir lu ton texte : Sobriété, Amitié, Humanité
    Merci.

  3. Je faisais la régie du festival Guitare en Scène quand cela est arrivé, c’est en rentrant à l’hôtel que j’ai appris l’indicible, beaucoup de copains assuraient la technique sur la promenade, aucun d’entre eux n’ a été blessé, mais ayant aidé de nombreuses victimes suite au drame, ils restent sous le choc, le lendemain toujours à Guitare en Scène, j’ai parlé au public de cette horreur qui s’était abattue la veille pendant que nous faisions la fête, je ne voulais pas de minute de silence, trop solennelle, j’ai juste dit aux 5000 personnes présentes juste avant le concert de Status Quo, que comme beaucoup de gens de ma génération je croyais qu’une guitare était plus forte qu’un fusil, et que même si
    l’utopie ne fait plus partie de notre mode de vie, je voulais continuer à croire que l’art et la culture pouvaient faire reculer la barbarie.
    J’ai demandé ensuite au public d’accompagner par leurs applaudissements les victimes et ceux qui les pleuraient. Ce fut un tonnerre d’applaudissements pendant 5 Minutes
    (c’est long parfois 5 minutes).
    A près je suis allé m’asseoir derrière la scène et j’ai pleuré.
    Nico.

    1. Merci infiniment Nico pour ce témoignage si touchant. Merci infiniment pour cette belle humanité qui est la tienne. C’est marrant, en ce moment, j’ai envie d’écouter de ces bons guitaristes qui savent faire pleurer leur putain de gratte. Et là, tu vois, pour le coup, à ces guitares qui saignent, je leur demande tout sauf de la sobriété. Vider jusqu’à la dernière larme. C’est bon de te connaître. Porte-toi bien Nico.

  4. Merci pour ce témoignage Stéphane et ce texte au bord des larmes qui n’est pas du tout maladroit… Il y a l’émotion qui nous dévaste personnellement et la colère qui ne nous quitte plus…mais la sobriété est essentielle collectivement pour ne pas empêcher notre démocratie de réfléchir. C’est tout le problème de la caisse de résonance médiatique qui privilégie le sensationnel. Alors oui à la sobriété qui accompagne sans faiblesse tous les courages. Y compris celui de regarder les vérités en face.

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